La sortie publique de Jesse James
Eric Veillette. Blog Historiquement Logique!
Jesse James est sans contredit le hors-la-loi américain qui a fait couler le plus d’encre. On pourrait aussi ajouter à cet encre plusieurs bobines de films, car le cinéma s’en est inspiré plus d’une fois. À preuve, l’acteur Brad Pitt l’incarnait récemment au grand écran. Comme quoi son histoire ne s’est toujours pas démodée. Bien au contraire, car avec le temps chacun y va de son interprétation, que l’on soit auteur ou cinéaste, manipulant les faits historiques pour les adapter à l’image intimiste que l’on se fait du personnage.
Notons cependant que le cinéma a fait des efforts considérables sur le plan historique depuis les dernières décennies, mais n’empêche qu’il ne faut pas se fier sur Hollywood si on veut connaître les faits.
De toute sa bande, Jesse est celui dont on retient facilement le nom. Pourquoi? Parce qu’il était le chef de la bande? Ou parce qu’il était le plus rusé?
Quel rôle jouait-il véritablement au sein de cette bande de braqueurs qui a immortalisée une partie de l’histoire du Far West en s’attaquant à des banques et des trains?
Lorsqu’on se penche sérieusement sur cette affaire, on pourrait sans doute remettre en question bien des idées préconçues à propos de Jesse James.
De nombreux auteurs et historiens lui attribuent facilement du crédit, mais on sait maintenant que les nuances font légions. Tout comme je l’ai mentionné dans un précédent article concernant Billy the Kid[1], l’influence des premiers auteurs écrivant sur le sujet fut grande. Bref, il fallut du temps avant que des historiens sérieux s’y intéressent. Souvent, malheureusement, le mal était fait. De nombreuses rumeurs étaient déjà solidement ancrées dans la collectivité et il faut souvent beaucoup plus d’efforts afin de les atténuer ou de carrément les éliminer. Comparons cela à un mouvement sectaire créé à partir d’une idée farfelue. Après un certain temps et de nombreux adeptes, il devient difficile de renverser la vapeur car chacun trouvera des arguments pour continuer à garder en lui l’image personnelle sur laquelle il a si longuement médité. Admettre qu’on s’est trompé entraînerait très certainement un profond sentiment d’échec.
Premièrement, d’après les informations disponibles, on sait que Frank James, le frère aîné de Jesse, fut impliqué dans la Guerre de Sécession bien avant celui-ci. Et lorsque Frank rejoignit les guérilleros du Capitaine Quantrill, Cole Younger y était déjà un jeune vétéran. Impossible de connaître les détails de cette première rencontre, mais il semble évident qu’une amitié profonde se développa entre Cole et Frank.
Ce n’est que vers la fin de la guerre que Jesse rejoignit les rangs des guérilleros, où il apprit apparemment la cruauté de la vie en agissant sous les ordres du sanglant William « Bloody Bill » Anderson. Jesse se méritera cependant deux blessures à la poitrine[2], ce qui le laissera, selon la version généralement acceptée, plutôt invalide lorsque se commettra la première attaque de banque attribuée à la bande, c’est-à-dire celle de Liberty, Missouri, le 13 février 1866. Donc, dans un premier temps, tout le monde semble s’accorder sur le fait que Jesse n’est pas à l’origine du gang.
De 1866 à 1869, quelques attaques de banques furent commises, mais ce n’est que plus tard qu’on les attribua au gang. Et encore! On peut certainement se questionner quant à leurs auteurs. Un point commun semble toutefois les relier entre elles. Une bande formée de cavaliers encerclait la banque de manière presque militaire, comme à l’époque où les guérilleros prenaient possession d’une ville entière. Pendant que la majorité des cavaliers montaient la garde à l’extérieur, souvent à des endroits stratégiques, deux ou trois hommes entraient pour se charger du vol proprement dit. Il s’agissait donc d’un travail d’équipe.
Toutefois, le 7 décembre 1869, deux hommes (certains parlent de trois) attaquèrent la banque de Gallatin, Missouri. À l’intérieur, le caissier John W. Sheets fut sauvagement abattu. Qu’importe ce qui s’est produit à l’intérieur, c’est à la suite de cette attaque que le nom de Jesse James apparut pour la première fois sur la place publique. Et on verra pourquoi.
Comme l’écrivait Joseph W. Snell dans l’introduction de la réédition du livre de Frank Triplett en 1970[3], le ton utilisé par le North Missourian du 16 décembre 1869 et le Liberty Tribune du 17 décembre laissait clairement entendre que les « James boys were not well kown » [les frères James n’étaient pas très bien connus]. Il aura donc fallu presque cinq ans après la guerre pour que leur nom éclate au grand public. Pourquoi?
Ted P. Yeatman, chercheur et auteur autodidacte très efficace et surtout bien documenté, entame cet épisode en racontant qu’Edward Clingan, 16 ans, venait de sortir de l’école vers midi en ce 7 décembre 1869 et qu’il se dirigeait vers le bureau de poste lorsqu’il entendit des coups de feu. Il l’ignorait à ce moment-là, mais le caissier Sheets venait d’être tué. William A. McDowell, employé à la banque Daviess County Savings Association sortit alors en trombe par la porte arrière. Après avoir trébuché dans la rue, il se releva et courut en direction du bureau de poste. Un homme fit alors son apparition dans le cadre de la même porte pour faire feu en direction de McDowell qui hurlait « le Capitaine Sheets a été tué! »[4].
Yeatman explique que deux voleurs, peut-être trois, furent impliqués dans ce hold-up qui leur rapporta environ 700$. Ceux-ci avaient laissés leurs chevaux dans une ruelle située au sud de la banque. On sait que l’un des bandits avait déjà quitté lorsque des citoyens armés arrivèrent à la hauteur de cette allée, mais le deuxième chuta de son cheval et fut traîné sur une certaine distance, le pied accroché à l’étrier. Ces mêmes citoyens tentèrent de s’emparer de lui, mais le hors-la-loi pointa son arme, ce qui suffit à les convaincre de se disperser. Avant qu’on puisse intervenir à nouveau, le voleur s’échappait après avoir grimpé derrière son compagnon venu le récupérer. L’un des deux bandits riposta encore une fois et le projectile s’engouffra dans un cadre de porte, à quelques centimètres seulement d’un citoyen nommé Barnum qui essayait de les stopper.
C’est la jument alezane[5] laissée derrière qui permit de faire le lien avec la ferme de la famille James. Donc, c’est de façon tout à fait involontaire que Jesse James sortit de l’ombre pour la toute première fois, ce qui pourrait bien laisser entendre qu’il n’avait pas cherché la publicité. Toutefois, on verra que par la suite il l’utilisa largement à son profit.
À ce fait s’ajoute aussi une nouvelle question : depuis combien de temps attaquait-il des banques? Gallatin fut-elle sa première?
Encore aujourd’hui, il est difficile de répondre à cette question et bien peu d’auteurs ou d’admirateurs sont prêts à admettre que plusieurs affirmations sont historiquement invérifiables. Ce qui est vérifiable, justement, sont les faits concernant l’incident de Gallatin. Premièrement, les braqueurs, plus certainement au nombre de deux, tuent froidement John W. Sheets en le prenant pour un autre homme. Deuxièmement, ils ont laissés leurs chevaux sans surveillance dans une ruelle, ce qui semble inhabituel en rapport aux attaques antérieures qu’on attribua pourtant au gang. Et troisièmement, cette chute à cheval en pleine rue.
Voilà des éléments qui sont loin d’être représentatifs d’un gang formé de criminels expérimentés. Partant de ces détails, on serait nettement en droit de se demander si les James en étaient à leur premier coup. N’est-ce pas plus tard qu’ils acquirent leur raffinement professionnel au contact des frères Younger? Là encore, il serait risqué d’avancer quoi que ce soit comme réponse.
Si le nom des James était pratiquement inconnu en décembre 1869, rappelle Snell, il en fut tout autrement au cours de l’été suivant, après que le Shérif Thomason ait essuyé des coups de feu en essayant d’arrêter les deux frères. Dans une lettre adressée à l’éditeur du Kansas City Times, publiée dans le Liberty Tribune les 15 et 22 juillet 1870, Jesse nia fortement son implication. Et ainsi commença une longue campagne de publicité dans les journaux afin de défendre les James.
Mais revenons à cette journée du 7 décembre 1869. Pendant qu’une équipe se formait pour se lancer à leurs trousses, les deux bandits interceptèrent en chemin Daniel Smoot pour lui voler son cheval afin de compenser la perte subie lors de la maladresse en public. Ensuite, les deux hors-la-loi galopèrent en direction du village d’Hannibal, puis vers St. Joseph. Juste au nord de Kidder, ils prirent avec eux le révérend John Helm afin que celui-ci puisse leur servir de « guide » dans la région. C’est à ce moment que l’un des deux hommes se serait vanté d’avoir tué le Major Samuel P. Cox pour venger la mort de Bloody Bill Anderson survenue en octobre 1864. Le problème, c’est qu’au cours du hold-up, les hors-la-loi avaient tués le caissier John W. Sheets en croyant qu’il s’agissait de Cox. Ed Clingan, le beau-frère de la victime, confia cependant à un journaliste qu’il pouvait y avoir une certaine ressemblance, ce qui pouvait expliquer la confusion.
Là encore, c’est bien peu reluisant pour l’image des célèbres frères. Quand on survole l’historique de Bloody Bill Anderson, on comprend toute sa cruauté. Peu avant sa mort, il s’était laissé aller à des massacres, sans même savoir s’il s’agissait de nordistes ou de sudistes, en plus de commettre des viols. Et c’est ce genre de personnage que les James voulaient venger!?
En octobre 1864, quelques soldats nordistes agissant sous le commandement du Major Cox avaient tendu une embuscade dans laquelle Anderson fut tué. C’était un juste retour des choses, diront certains. Après avoir pris une photo de son corps, on lui trancha la tête pour l’installer au sommet d’un bâton. C’est donc Cox que ces braqueurs voulaient refroidir mais, comme on vient de le voir, l’attentat fut très mal planifié.
L’équipe de recherche perdit la trace des voleurs alors que ceux-ci se dirigeaient vers le Comté de Clay, là où résidaient les frères James, à quelques pas du village de Kearney. Le lendemain, deux résidents de Gallatin, Alec Irving et Jess Donohugh, traversèrent Kearney et croisèrent deux hommes, apparemment les frères James, dont l’un montait un cheval correspondant à la description de l’animal volé à Daniel Smoot.
Toujours selon Yeatman, c’est le 11 décembre que la jument abandonnée fut identifiée comme appartenant à un jeune homme du nom de James. De plus, la description de l’un des voleurs correspondait également à Frank James. Ce fut alors qu’entra en scène le Shérif John S. Thomason, neveu du beau-père de la mère des James et de Wild Bill Thomason, qui avait appris le maniement des armes à Frank avant la guerre. Accompagné de deux citoyens et de son propre fils, le Shérif Thomason se rendit donc sur la ferme James située juste à l’ouest de Kearney.
Selon le Kansas City Times du 16 décembre 1869[6], le shérif envoya deux hommes couper la retraite dans les bois, au nord de la maison, alors que lui-même et son fils s’approchèrent de la barrière principale pour se diriger droit vers la résidence. Avant d’y arriver, cependant, un jeune garçon de race noire passa devant eux pour courir jusqu’à l’étable et aussitôt la grande porte s’ouvrit pour laisser sortir au galop les deux frères James sur de « splendides chevaux », leurs revolvers en main. Rapidement, ceux-ci s’éloignèrent pour sauter une clôture. Des coups de feu furent échangés, puis une poursuite à dos de cheval s’engagea.
Ici, deux versions expliquent ce qui a suivi. Premièrement, le Shérif John Thomason les aurait rattrapés. Pour obtenir un meilleur tir, il se serait donc immobilisé. Paniquée par le coup de feu, sa monture galopa en solitaire vers les fugitifs. Ainsi, l’un d’eux tua l’animal d’un coup de revolver avant de prendre la fuite. La seconde version veut que l’animal ait tout simplement été abattu au cours de la poursuite, sans mentionner d’arrêt. Mais dans un cas comme dans l’autre, le shérif se retrouva à pied.
Selon le témoignage du fils de Thomason, le shérif serait revenu à la ferme James, demandant à Zerelda James, la mère des hors-la-loi, de prendre un cheval dans l’enclos. Celle-ci lui aurait répondu : « Vous ne pouvez pas le prendre. Je mourrai d’abord ». Puis le Shérif Thomason aurait ensuite répliqué « et bien, vous auriez dû mourir il y a des années ».
Le shérif prit donc le cheval et rentra à Liberty[7].
Au cours des semaines suivantes, raconte Yeatman, le Shérif Thomason continua de jouer au chat et à la souris avec les frères James. « Une récompense de trois milles dollars fut offerte pour leur capture », une somme rassemblée par les citoyens outrés du Comté de Daviess. Le 24 décembre, le Gouverneur du Missouri McClurg autorisa la formation d’une équipe de 30 hommes dans le Comté de Jackson pour fournir un appui à Thomason. L’État en rajouta donc en offrant une récompense de 5,000$ pour chacun des hommes, mort ou vif.
Si certains auteurs dont l’objectivité reste douteuse, comme Frank Triplett par exemple, n’hésitent pas à impliquer aussi Jim Anderson dans cet incident, il est vrai que certains détails peuvent soulever des doutes. En fait, d’après le révérend Helm, Jim, le jeune frère de Bloody Bill, aurait été l’un des suspects, ce qui n’est pas improbable. Jim entretenait très certainement le souhait de venger son frère mais, comme on l’a vu, il y eut erreur sur la personne. Un crime tout à fait gratuit. Jesse aurait d’ailleurs exhibé des cartes montrant qu’il avait vendu la jument à un homme de Topeka (Jim Anderson?) deux jours avant le hold-up. Mais, comme le mentionnait Snell, ceci « n’a jamais complètement établi l’innocence de Jesse ». Et les voleurs de cette trempe ont toujours eu des explications interminables, habitués de vivre dans le mensonge.
La défense médiatique entreprise par la suite par Jesse James, fortement aidée par son ami journaliste John Newman Edwards, lui aussi ancien guérillero sudiste, tenta d’expliquer sa fuite de la ferme par crainte d’être lynché, comme l’avaient été certains autres anciens guérilleros au lendemain de la guerre.
Déjà, Jesse semblait faire preuve de certains signes de mégalomanie en écrivant dans les journaux qu’il n’accepterait pas de se rendre aussi longtemps qu’il ne serait pas convaincu qu’on pourrait lui assurer un procès juste et équitable. Évidemment, ces grands criminels prétendent toujours que c’est la justice qui doit s’adapter à eux et non le contraire.
Une défense aussi vigoureuse ne peut qu’éveiller des soupçons.
Dans le numéro de mai-juin 2010 d’Historia consacré aux grands bandits de l’Histoire, Anne Bernet écrivait que « un seul meurtre est directement imputé à Jesse : celui du caissier de la banque de Gallatin en 1869, un ancien officier nordiste qui s’est vanté d’avoir assassiné Bill Anderson, l’aide de camp de Quantrill qui avait formé Jesse James »[8]. Vous aurez compris que l’article de Mme Bernet aurait bien besoin d’une révision.
Quoiqu’il en soit, ce fut après l’attaque de Gallatin que le nom des frères James prit son essor. Notons cependant que dans les premiers articles il n’était aucunement question de Frank, ce qui vint un peu plus tard.
Pourrait-on croire que Jesse fut plus célèbre en raison de son acharnement médiatique et du fait que son nom fut publié en premier?
Il ne faudrait pas croire pour autant que les frères James furent appréciés et adulés dès cet instant, car William Thomason, le fils du fameux shérif, raconta dans le Kansas City Star du 2 août 1925 que les James étaient revenu vivre sur leur ferme durant trois ans après la guerre en dépit d’une interdiction et qu’ils « ont choisi le mode de vie qu’ils ont menés après ça. /…/ Personne ne sympathisait avec les frères James quand on les connaissait bien. Ceux qui les craignaient devenaient leurs amis. Ces gens ont été intimidé et ils avaient peur d’être autre chose que leurs amis »[9].
[1] Voir « Le décès controversé de Billy the Kid », Historiquement Logique !
[2] L’une de ces balles, restée dans son corps, ne fut retrouvée qu’à la seconde exhumation du corps de Jesse James en 1995.
[3] Frank Triplett, The life, times and treacherous death of Jesse James, Old Saybrook, Konecky & Konecky, réédition de 1970, introduction.
[4] Ted P. Yeatman, Frank and Jesse James, the story behind the legend, Nashville, Cumberland House, 2000, p. 95-101.
[5] Yeatman parle d’une jument alezane tandis que Snell parlait d’une jument noire.
[6] Cité par Yeatman, op. cit., p. 97.
[7] Ibid.
[8] Anne Bernet, « Jesse James, la terreur bien-aimée », Historia, no. 125 spécial, mai-juin 2010, p. 28-31.
[9] Kansas City Star, 2 août 1926, cité par Yeatman, op. cit., p. 99.